VII
CAS DE CONSCIENCE

Les deux cavaliers arrêtèrent leurs montures près du muret et se tournèrent une fois encore vers la mer qui se brisait au pied des falaises. On aurait pu les croire frère et sœur. Le soleil étendait ses rayons sur eux dans un ciel sans nuages, l’air bruissait du bourdonnement des insectes et les sempiternelles mouettes planaient au loin.

Adam Bolitho descendit de selle et dit :

— Il ne serait pas prudent d’aller plus loin.

Il tendit les mains et enserra la fine taille de la demoiselle pour l’aider à mettre pied à terre.

Une jeune fille aux yeux noisette, humides. Elle avait défait ses cheveux qui volaient au vent. Son compagnon ne portait pas d’uniforme, mais était vêtu simplement d’une chemise et d’un pantalon blanc comme en ont les marins, rentré dans ses bottes.

— Venez, Zénoria.

Il prit sa main menue dans sa grosse poigne et la serra très fort, sans même s’en rendre compte. Ils partirent ainsi et se laissèrent dévaler dans les herbes couchées par le vent. Ils atteignirent un grand rocher plat, d’où l’on dominait une petite anse. Le fracas de la mer les entourait, les vagues rugissaient parmi les blocs de roche détachés de la falaise et qui jonchaient une petite plage de sable.

Ils s’assirent côte à côte sur la pierre tiède.

— Cela fait du bien de revenir ici, lui dit-il.

— Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ? Vous ne m’avez même pas laissé le temps de me préparer !

Elle chassa les mèches qui lui balayaient le visage et resta à le regarder, l’air sérieux. Le jeune homme offrait avec son oncle une ressemblance si frappante que c’en était presque gênant.

Adam suçotait un grand brin d’herbe qui avait goût de sel.

— Nous chassions une goélette devant l’île Lundy. Il faisait mauvais temps – il sourit en se remémorant cette affaire, ce qui lui donnait l’air d’un petit garçon : J’y suis peut-être allé trop fort, peu importe, nous avons cassé le perroquet de fougue et j’ai donc décidé de rentrer à Falmouth pour réparer. J’aime mieux cela que de traîner pendant des semaines dans quelque arsenal, à attendre mon tour derrière des capitaines de vaisseau âgés ou les petits chouchous de l’amiral !

Elle le voyait de profil, ce visage bronzé, ces cheveux et ces pommettes saillantes qui étaient la marque des Bolitho. L’été avait succédé au printemps, elle espérait qu’il reviendrait comme il l’avait déjà fait par deux fois. Ils montaient à cheval ou partaient marcher, ils conversaient, mais rarement l’un de l’autre.

— Puis-je vous demander quelque chose ?

Il s’allongea sur le côté, la tête dans une main.

— Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez.

— Quel âge avez-vous ?

Il redevint sérieux.

— Vingt-huit ans – et il ne put se retenir d’ajouter : Aujourd’hui.

— Oh, Adam, mais pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

Elle se pencha et déposa un léger baiser sur sa joue.

— Pour votre anniversaire – puis, la tête inclinée : vous n’avez pas vraiment l’air d’un capitaine de vaisseau.

Il se rapprocha et prit sa main dans la sienne.

— Et vous, vous n’avez pas vraiment l’air d’une femme mariée.

Il lâcha sa main, se leva et s’approcha du bord de la falaise.

— Si je vous ai blessée, je vous prie de me pardonner.

Elle se retourna, dos à la mer.

— Vous ne m’avez pas offensée, Adam, et vous moins que tout autre. Mais je suis mariée, comme vous dites – mieux vaut s’en souvenir.

Elle se rassit et enserra entre ses bras ses jambes recouvertes d’une longue jupe.

— Parlez-moi de votre père. Il était marin, lui aussi ?

Il fit signe que oui, les yeux perdus dans le vague.

— Parfois, je me dis que je suis comme lui, comme il a dû être. Je me vexe trop facilement, je songe tout de suite aux conséquences. Mon père aimait jouer… le plus gros des terres d’ici a servi à régler ses dettes. Il s’est battu de l’autre côté pendant la guerre d’Indépendance, mais il n’est pas mort comme on l’a dit. Il a vécu assez longtemps pour apprendre qu’il avait un fils, et pour me sauver la vie. Un jour, Zénoria, je vous raconterai toute l’histoire. Mais pas maintenant… pas aujourd’hui. J’ai le cœur trop lourd.

Il contemplait toujours la mer et lui demanda brusquement :

— Etes-vous vraiment heureuse avec le commandant Keen ? Vous m’avez posé une question, c’est un prêté pour un rendu, hein ?

Elle répondit, l’air grave :

— Je lui dois tout. Il m’aime à un point tel que cela m’effraie. Peut-être suis-je différente des autres femmes… Parfois, je me prends à le croire. Et j’en deviens folle, peu à peu. J’ai tant essayé de comprendre…

Elle se tut lorsqu’il reprit sa main, très doucement cette fois, et la recouvrit de la sienne, comme s’il avait recueilli dans sa paume un oiseau blessé.

— Il est plus âgé que vous, Zénoria. La marine est toute sa vie, comme elle sera la mienne, si je vis assez longtemps.

Il contemplait sa main, cette peau si brune à la lumière du soleil. Il ne surprit pas l’angoisse qui faisait briller ses yeux sombres.

— Mais il reviendra et, si je ne me trompe pas, il deviendra amiral.

Il serra un peu plus fort ses doigts en souriant tristement.

— Voilà qui vous fera un nouveau changement. La femme de l’amiral. Et pas un capitaine de vaisseau ne le mérite davantage que lui. Il m’a appris tant de choses, mais…

Elle le regardait fixement.

— Mais, voilà, je me suis interposée entre lui et vous ?

— Je ne veux pas mentir, pas à vous, Zénoria. Vous voir ensemble m’est insupportable.

Elle détacha très lentement sa prise.

— Vous feriez mieux de vous arrêter là, Adam. Vous savez combien j’apprécie votre compagnie. Un mot de plus serait un mot de trop – elle le vit blêmir : C’est ainsi. Si quelqu’un découvrait…

— Je n’en ai parlé à personne, lui répondit-il. Je suis peut-être un imbécile, mais je suis un imbécile honnête.

Il se leva et l’aida à en faire autant.

— Désormais, vous craindrez le pire lorsque vous verrez l’Anémone mouiller en baie de Carrick.

Ils restèrent ainsi face à face un long moment, leurs doigts s’effleurant encore.

— Promettez-moi une chose, Zénoria.

— Si cela m’est possible.

Il lui serra plus fort les mains et lui dit :

— Si vous avez besoin de moi, pour quelque raison que ce soit, faites-le-moi savoir, je vous en prie. Dès que je le pourrai, je viendrai, et Dieu protège celui qui oserait dire du mal de vous !

Ils grimpèrent le long de la pente herbeuse puis franchirent le vieux mur. Le bruit de la mer, d’abord atténué, s’estompa complètement. Elle aperçut son sabre pendu à sa selle.

— Vous ne devez jamais vous battre pour moi, Adam. S’il vous arrivait quelque chose à cause de moi, je ne sais pas ce que je serais capable de faire.

— Merci. Merci de ce que vous venez de dire, et merci aussi pour tout le reste.

Elle s’esquiva lorsqu’il essaya de la prendre dans ses bras pour l’aider à remonter en selle.

— Non ! Ce n’est plus possible !

Ses yeux s’élargirent de peur lorsqu’il resserra son étreinte.

— Je vous en prie, Adam, ne me faites pas de mal !

Il la regarda droit dans les yeux. Il comprenait, il se sentait désolé. Pour eux deux.

— Jamais je ne vous ferai de mal – il posa sa bouche sur ses lèvres : C’est pour mon anniversaire, si cela ne peut être pour autre chose.

Il sentit qu’elle entrouvrait ses lèvres. Son cœur battait la chamade contre sa poitrine, il n’en pouvait plus de désirer cette femme, c’était insupportable. Puis il desserra doucement son étreinte, s’attendant à recevoir une gifle. Mais au lieu de cela, elle lui dit doucement :

— Ne le refaites plus.

Elle leva vers lui des yeux remplis de larmes.

— Je n’oublierai jamais.

Elle le laissa l’aider à passer son pied dans l’étrier et le regarda s’approcher du mur. Zénoria était encore bouleversée de ce qu’elle lui avait permis de faire.

Il se pencha pour cueillir plusieurs roses d’un rosier sauvage qui grimpait le long du mur. Il les enveloppa soigneusement dans son mouchoir et s’approcha de l’étrier avec son bouquet.

— Je ne suis pas très fier de l’avouer, Zénoria, mais je vous arracherais à n’importe quel homme, si je le pouvais.

Il lui tendit les roses et la regarda se baisser. Sa chevelure volait au vent comme un pavillon noir.

Elle ne lui rendit pas son regard. Elle savait qu’elle en était incapable, qu’elle n’osait pas. Elle essaya de se réconforter en songeant à tout ce qu’elle avait subi, mais non, rien à faire. Pour la première fois de sa vie, elle sentait qu’elle pouvait s’abandonner à l’étreinte d’un homme. Elle se demandait ce qui aurait pu se passer s’il avait un tant soit peu insisté.

Ils reprirent leur chemin en silence. À un moment, il se pencha pour lui prendre la main, mais toujours sans prononcer un mot. Peut-être n’y avait-il aucun mot à prononcer. Ils tirèrent sur leurs brides pour laisser passer une petite voiture, mais le cocher fit arrêter ses chevaux à son tour. Par la fenêtre, une femme montra un visage émacié, hostile, qu’Adam reconnut pour être celui de la sœur de son oncle.

— Eh bien, eh bien, Adam, je ne savais pas que vous étiez de retour.

Elle jeta un regard glacial à la jeune femme vêtue d’une jupe d’équitation assez rustique et d’une ample chemise blanche.

— Je ne suis pas sûre de connaître cette dame ?

— Mrs. Keen, répondit très tranquillement Adam. Nous sommes allés prendre l’air.

Il était furieux à cause de l’arrogance qu’elle avait ; et contre lui-même, d’avoir pris la peine de lui répondre. Elle ne l’avait au grand jamais considéré comme son neveu. Un bâtard dans la famille ? Voilà ce qu’elle ne pouvait accepter.

Le regard froid inspecta Zénoria des pieds à la tête, sans rien omettre. Les joues rougies, les brins d’herbe sur la jupe et les bottes d’équitation.

— Je pensais que le commandant Keen était absent.

Adam calma son cheval d’une main, puis demanda négligemment :

— Et que devient votre fils Miles ? J’ai cru comprendre qu’il n’était plus au service du roi.

Il vit que le coup avait porté et ajouta :

— Vous pouvez l’envoyer à mon bord si vous le souhaitez, madame. Je ne suis pas comme mon oncle, moi, je lui apprendrai rapidement à se tenir !

La voiture repartit brutalement dans un nuage de sable et de poussière. Adam conclut :

— Par tous les diables, je n’arrive pas à croire qu’elle soit de mon sang !

Plus tard, alors qu’elle se tenait dans le jardin, à l’endroit même d’où elle avait assisté au départ de son mari quelque sept semaines plus tôt, Zénoria sentait encore son cœur battre à tout rompre. Si seulement Catherine était là. Si seulement elle pouvait se vider l’esprit des pensées qui la poursuivaient.

Elle entendit son pas sur le chemin et se retourna pour le regarder. Il s’était changé et portait son uniforme. Il avait même peigné sa chevelure rebelle et tenait sa coiffure galonnée d’or sous le bras.

— Et revoilà le commandant ! s’écria-t-elle.

Il était sur le point de s’approcher d’elle, mais se ravisa.

— Puis-je venir vous voir avant notre appareillage ? demanda-t-il – on le sentait anxieux : Cela du moins, vous ne pouvez me le refuser.

Elle tendit la main, comme pour dire adieu à quelqu’un qui serait parti pour longtemps.

— C’est votre maison, Adam. Ici, c’est moi qui suis l’intruse.

Il regarda la demeure comme un gamin qui se sent coupable. Puis, posant la main sur son cœur :

— Voici le seul endroit où vous êtes une intruse. Ferguson, qui les voyait depuis une fenêtre à l’étage, laissa échapper un gros soupir. Mais il restait anxieux. Ils allaient si bien ensemble.

 

L’amiral Lord Godschale agita la petite sonnette posée sur son bureau et tira impatiemment sur le nœud de sa cravate.

— Bon sang, il fait tellement chaud ici, je m’étonne de ne pas fondre !

Sir Paul Sillitœ but délicatement une gorgée d’un grand verre de vin du Rhin. Il se demandait comment faisaient ces gens de l’Amirauté pour conserver des bureaux aussi frais.

La porte s’ouvrit sans bruit et l’un des secrétaires de l’amiral passa la tête.

— Ouvrez donc ces fenêtres, Chivers ! – il reprit du vin et ajouta : J’aime encore mieux subir l’odeur du crottin de cheval et le bruit de la circulation que de transpirer comme un porc !

Sillitœ esquissa un petit sourire.

— Comme nous le disions, milord…

— Ah oui l’état de préparation de la flotte. Avec ces vaisseaux supplémentaires que nous avons pris aux Danois et avec ceux qui vont rentrer du Cap, nous serons tout à fait prêts, comme chacun sait. Les arsenaux travaillent autant qu’ils peuvent – et on dirait qu’il ne reste pas un seul chêne debout par tout le Kent !

Sillitœ hocha la tête, mais ses yeux profondément enfoncés ne montraient rien. Il avait à l’esprit comme une grande carte : les responsabilités que lui avait confiées le gouvernement. Sa Majesté le roi devenait si irrationnel ces temps-ci que Sillitœ était apparemment le seul conseiller qu’il écoutât encore.

Où pouvait donc se trouver Le Pluvier Doré ? Combien de temps restait-il avant le retour en Angleterre de Bolitho et de sa maîtresse ? Il repensait souvent à cette visite qu’il lui avait faite. Elle, si proche, cette gorge superbe, ces pommettes hautes. Et un regard à vous faire prendre feu.

— Il y a autre chose, milord – il vit Godschale se raidir : J’ai cru comprendre que le contre-amiral Herrick se retrouvait sans emploi. Il devait partir pour les Antilles, n’est-ce pas ?

Sillitœ était homme à rendre mal à l’aise même quelqu’un comme Godschale. Un colin froid, se disait l’amiral ; un être sans pitié, qui prenait soin de toujours rester seul.

— Il passe ici aujourd’hui même, marmonna Godschale – il jeta un coup d’œil à la pendule : En fait, il devrait arriver bientôt.

— Je sais, répliqua Sillitœ en souriant.

Voilà autre chose à vous mettre en fureur, cette façon d’être toujours au courant de tout ce qui se passait dans l’enceinte de l’Amirauté.

— Il a sollicité un entretien – Sillitœ restait impassible : Souhaitez-vous le voir à son arrivée ?

Sillitœ haussa les épaules.

— Ça m’est égal. Pourtant, les ministres de Sa Majesté ont bien souligné à quel point il était vital de pouvoir faire confiance à la marine. On oublie bien vite un amiral qui perd une bataille. Mais que cet amiral intervienne à temps et à contretemps, voilà une chose que l’on pourrait juger irrationnelle. D’aucuns diraient même : dangereuse.

Godschale épongea sa figure ruisselante.

— Bon sang, sir Paul, je n’ai pas encore compris ce qui a bien pu se produire devant cette cour martiale. Si vous voulez mon avis, quelqu’un s’est arrangé pour semer un bel embrouillamini. Nous devons en permanence être forts, et montrer que nous sommes forts. C’est pourquoi j’avais choisi de prendre Sir James Hamett-Parker pour présider. Voilà qui avait du sens, n’est-ce pas ?

Sillitœ regarda à son tour la pendule.

— Il eût mieux valu envoyer Herrick au Cap à la place de Sir Richard Bolitho – et, s’enthousiasmant une seconde, chose suffisamment rare chez lui : Pardieu, en voilà un qui sera dans son élément lorsque nous envahirons la Péninsule !

Mais Godschale pensait toujours à Herrick.

— L’envoyer au Cap, lui ? Seigneur, il l’aurait probablement rendu aux Hollandais !

La porte s’ouvrit et un autre secrétaire annonça à voix basse :

— Le contre-amiral Herrick est arrivé, milord.

Godschale poussa un grognement.

— Il est presque à l’heure. Faites-le entrer.

Il se leva péniblement et s’approcha de la fenêtre. De l’autre côté de la rue, où la circulation était intense, il vit une jolie voiture, sans armoiries, qui attendait sous les arbres. Les chevaux s’ébrouaient au soleil et dans la poussière. Sillitœ laissa tomber :

— Je croyais que vous les faisiez toujours mariner un peu avant de les recevoir.

— J’ai d’autres affaires qui m’attendent, répondit l’amiral par-dessus l’épaule.

La figure de rapace de Sillitœ était toujours aussi inexpressive. Il savait pertinemment en quoi consistaient les « autres affaires ». Il l’avait déjà vue, qui attendait là, dans cette voiture anonyme. Sans doute la femme de quelque officier, qui cherchait un peu d’excitation, mais sans causer de scandale. En prime, le mari absent pouvait en tirer une meilleure affectation. Sillitœ était toujours surpris que la triste épouse de Godschale n’eût jamais entendu parler de ses liaisons. Pourtant, tout le monde semblait au courant.

Herrick entra dans le bureau et manifesta de la surprise en apercevant Sillitœ.

— Je vous demande pardon, je suis sans doute arrivé trop tôt.

— Je vous prie de m’excuser, répondit Sillitœ en souriant. Sauf si vous avez une objection…

Herrick voyant qu’il n’avait pas le choix, répondit assez brusquement :

— Dans ce cas…

Puis il garda le silence et attendit la suite.

Godschale lui dit avec amabilité :

— Prenez un siège, je vous en prie. Un verre de ce vin du Rhin, peut-être ?

— Non merci, milord. Je suis venu pour recevoir enfin ma prochaine affectation.

Godschale revint s’asseoir en face de lui. On lisait la fatigue sur les traits de Herrick, ses yeux étaient cernés, il avait cet air amer qu’on lui avait déjà vu devant la cour martiale.

— Cela prend parfois plus de temps que prévu. Même pour les amiraux, vous voyez, les puissants sont sur terre !

Herrick ne réagit pas. La patience de Godschale atteignait vite ses limites. Il croyait que, avant toute chose, il devait garder le contrôle de la situation. C’est ainsi qu’il avait atteint la position élevée qui était la sienne, et il avait la ferme intention de la conserver.

Herrick se pencha un peu, le regard brillant de colère.

— Si la cour martiale est la cause de tout ceci, alors, j’exige…

— Vous exigez, amiral ?

C’était Sillitœ qui venait de le couper d’une voix tranchante comme une lame.

— Vous avez eu un procès équitable, en l’absence de tout témoin fiable. Vous avez insisté, bien mal à propos, pour refuser un défenseur. À mon avis, tout jouait contre vous. Pourtant, vous avez été jugé non coupable, n’est-ce pas ? Je ne crois pas que vous soyez en situation d’exiger quoi que ce soit !

Herrick se dressa comme un ressort.

— Je n’ai pas à subir vos commentaires, monsieur !

Godschale l’interrompit :

— Je crains que si : Moi-même, je dois me soumettre à son autorité.

Ce disant, il détestait être obligé d’admettre à quel point c’était vrai.

— Dans ces conditions, reprit Herrick, je me retire – et, se retournant, il ajouta : J’ai ma fierté.

— Rasseyez-vous, lui dit calmement Sillitœ. Nous ne sommes pas vos ennemis, encore que. Et ne nous parlez pas de votre fierté sans réfléchir, car il est vrai que vous avez de quoi être fier.

Il inclina la tête en signe d’approbation lorsque Herrick se fut rassis.

— Voilà qui est mieux. J’étais présent lorsque s’est tenue la cour martiale. J’ai écouté les témoignages et j’ai vu ce que vous tentiez de faire. Vous vouliez obtenir votre condamnation pour vous absoudre de cette tragédie – car c’est bien là ce que vous désiriez.

Godschale alla refermer les fenêtres : Sillitœ risquait d’être entendu. Excédé, il revint à son bureau – la petite voiture était partie.

— Je m’étais préparé au verdict, quel qu’il fût.

Sillitœ le regardait, impitoyable.

— Vous avez rang de contre-amiral.

— Je l’ai mérité bien des fois, monsieur !

— Non sans avoir eu le soutien de votre commandant, devenu ensuite votre amiral, non ?

— C’est vrai.

Herrick le regardait comme un terrier face à un taureau.

— Un soutien considérable, à mon avis. Mais vous n’êtes toujours que contre-amiral. Vous n’avez pas de fortune personnelle ?

Herrick se détendit un peu. On revenait en terrain connu.

— C’est exact. Je n’ai jamais eu d’héritage, je n’ai pas le soutien d’une vieille famille pour m’assister.

Godschale maugréa :

— Je pense que Sir Paul essaie de dire…

Il se tut en voyant le regard furibond que lui jetait Sillitœ.

— Écoutez-moi, je vous prie. L’article dix-sept stipule que si l’on vous avait jugé coupable, vous n’auriez pas seulement été passible de la peine de mort. Vous auriez dû en outre verser des indemnités à tous les armateurs, marchands et autres dont les navires appartenaient au convoi. Avec une solde de contre-amiral – c’était dit avec une pointe de dédain –, combien au juste auriez-vous pu rassembler ? Vingt bâtiments, je crois ? Remplis à ras bord de matériel de guerre, sans compter les hommes chargés de s’en servir ? Combien seriez-vous capable de payer pour radoucir tous ceux qui auraient voulu vous condamner ?

Comme Herrick restait silencieux, il continua :

— Vous avez peut-être de quoi rembourser les chevaux qui sont morts ce jour-là.

Il se leva lentement et s’approcha de Herrick, toujours assis.

— Vous pendre eût été un geste de vengeance stupide, inutile, improductif. Mais l’addition du convoi serait arrivée ici, aux portes de l’Amirauté.

— Mon Dieu, s’exclama Godschale, je n’avais pas songé à tout cela !

Sillitœ se tourna vers lui avec un regard qui signifiait : certes non. Puis il attendit que Herrick l’écoutât et conclut de sa voix mielleuse :

— Vous voyez donc, amiral, on ne devait pas vous trouver coupable. C’était… plus convenable.

Herrick ouvrait et fermait alternativement les mains, comme s’il tenait un objet.

— Mais la cour ne m’aurait pas condamné !

— Vous vous êtes mis à dos Sir Richard Bolitho, le seul homme qui aurait pu sauver votre tête. Si vous l’aviez laissé…

Herrick le regardait fixement, livide, l’air incrédule.

— Je n’ai jamais eu besoin de son aide !

La porte s’ouvrit et Godschale cria :

— Allez au diable ! Que voulez-vous ? Ne voyez-vous pas que nous sommes occupés ?

Le secrétaire au visage sévère subit la fureur de son supérieur avec le plus grand calme.

— Nous venons de recevoir un télégramme de Portsmouth, milord. J’ai pensé que sa lecture ne pouvait attendre.

Godschale parcourut rapidement la note, puis, après un silence :

— Le pire vient de se produire – et, tendant le papier à Sillitœ : Voyez vous-même.

Sillitœ sentait leurs regards braqués sur lui. Herrick n’y comprenait rien. Il se tourna vers l’amiral, qui fit un signe attristé. Sillitœ tendit enfin le papier à Herrick et lui dit avec une certaine froideur :

— Eh bien, vous n’avez plus rien à craindre. Vous ne recevrez plus jamais aucune aide, au moins de ce côté-là.

Lorsque Herrick reposa le feuillet sur la table et leva les yeux, il vit qu’il était seul. Complètement seul.

 

Belinda, Lady Bolitho, s’arrêta à l’entrée de la jolie place et leva son ombrelle pour protéger sa peau délicate du soleil de l’après-midi.

— L’été est de retour, Lucinda. On croirait que nous sortons à peine du précédent.

Son amie intime, Lady Lucinda Manners, émit un petit rire.

— Le temps passe vite quand on s’amuse.

Elles reprirent leur marche. Le vent tiède gonflait leurs robes légères.

— Bon, allons prendre le thé. Toutes ces emplettes m’ont épuisée.

Et elles éclatèrent de rire, tant et si bien que deux valets se retournèrent et se découvrirent sur leur passage. Son amie dit à Belinda :

— Je suis si heureuse que ton Elizabeth soit guérie. Son père s’est-il occupé d’elle ?

Belinda lui jeta un regard furtif. C’était sa meilleure amie, certes ; mais elle connaissait aussi le revers de la médaille. Épouse d’un banquier âgé, Lucinda était toujours la première à lancer une rumeur ou à éventer des odeurs de scandale.

— Il a réglé les honoraires. C’est tout ce que je lui demande.

Lady Lucinda se contenta de sourire.

— On dirait qu’il règle la plus grosse part de vos dépenses.

— Bien sûr, on ne voudrait pas que j’en paie la totalité. L’éducation d’Elizabeth, ses leçons de musique, les cours de danse, ça finit par faire une jolie somme.

— Quelle pitié ! Il fait les conversations du Tout-Londres, et elle affiche leur liaison comme une vulgaire traînée ! – elle regarda son amie en coin : Vous accepteriez de le reprendre, si… ?

Belinda songeait à cette scène qu’elle avait eue avec Catherine, dans cette paisible maison du Kent, lorsque Dulcie Herrick était aux portes de la mort. Ce souvenir la faisait encore trembler. Elle-même aurait pu contracter cette fièvre. Lorsque l’on y pensait, tout le reste devenait sans importance… Cette femme trois fois maudite, si orgueilleuse malgré son air lascif. Elle s’était même montrée méprisante lorsque Belinda, perdant son sang-froid, s’était mise à hurler : « J’espère que vous mourrez ! » Elle n’avait pas oublié ce que lui avait répondu froidement Catherine : « Même dans ce cas, il ne vous reviendrait pas. »

— Le reprendre ? C’est moi qui choisirai le moment. Je ne discute pas avec une putain.

Lady Lucinda reprit sa marche, en partie satisfaite. Elle avait découvert la vérité : Belinda accepterait de le voir regagner sa couche, quel qu’en soit le prix. Elle essaya de se souvenir de Bolitho, tel qu’elle l’avait vu la dernière fois. Pas besoin de se demander comment Lady Somervell avait affronté ce scandale dont il était l’origine : n’importe quelle femme serait capable de tout supporter pour conquérir cet homme, non ?

La curiosité de son amie commençait à fatiguer Belinda.

— Lorsqu’il m’écrit, je jette ses lettres au feu sans les lire.

Mais, cette fois-ci, son mensonge ne lui causa aucun plaisir.

Une silhouette émergea de l’une des allées. L’homme en poussait un autre, installé dans une petite voiture. Tous deux portaient de vieux vêtements dépareillés, mais il était trop visible qu’il s’agissait d’anciens marins.

Lady Lucinda plaqua son mouchoir sur son visage en s’exclamant :

— Décidément, ces mendiants sont partout ! Ne peut-on rien faire pour les éloigner ?

Belinda se tourna vers celui qui était assis. Il n’avait plus de jambes et était complètement aveugle. Lorsque la voiturette s’arrêta, sa tête continua de brinquebaler d’un bord à l’autre. Son compagnon avait un bras en moins et sa joue portait une cicatrice si profonde que l’on se demandait comment il était encore en vie.

Le cul-de-jatte demanda timidement :

— Qui est-ce, John ?

Belinda, qui avait pourtant soigné son premier mari jusqu’à la fin, n’en fut pas moins émue. Même le prénom de cet homme, John, comme le fidèle maître d’hôtel de Richard, son « chêne », ainsi qu’il aimait à l’appeler.

— Deux jolies dames, Jamie.

Il coinça la charrette avec son pied pour l’empêcher de rouler et sortit une sébile de sa veste en loques.

— Un penny, madame. Un petit penny, hein ?

— Quelle insolence !

Lucinda prit le bras de Belinda.

— Viens, ce n’est pas notre place.

Elles repartirent. L’homme rangea sa sébile dans sa poche et donna une tape sur l’épaule de son ami.

— Qu’elles aillent au diable, Jamie.

Belinda s’arrêta sur le trottoir chic de la place, ne sachant soudain que faire.

— Qu’as-tu donc ?

— Je l’ignore.

Elle se retourna, mais les deux marins invalides avaient disparu. Peut-être n’avaient-ils même jamais été là. Elle fut prise d’un frisson.

— Il aimait à me parler de ses hommes. Mais quand on les voit ainsi, comme ces deux… – elle fit face à son amie : Je regrette de ne leur avoir rien donné.

Lady Lucinda se mit à rire en lui serrant le bras.

— Il y a des jours où tu es vraiment bizarre – puis, lui montrant une voiture arrêtée devant son hôtel : Tu as de la visite. Encore une réception, et moi qui n’ai rien de neuf à me mettre !

Elles rirent toutes deux. Belinda essayait de chasser de ses pensées cet homme qui lui tendait sa sébile. Il portait un tatouage sur le dos de la main. Deux pavillons entrecroisés et une ancre. Même à travers la crasse, on distinguait nettement le dessin.

La porte s’ouvrit alors qu’elles n’avaient pas fini de gravir les marches et l’une des servantes les accueillit, visiblement soulagée.

— Il y a là un gentilhomme pour vous, milady !

Lady Lucinda prit la balle au bond :

— Je te l’avais dit !

Belinda la fit taire d’un signe de tête.

— Qui ça ? Expliquez-vous clairement, ma fille !

Quelqu’un, entendant leurs voix, sortit du salon. Belinda crut que son cœur allait s’arrêter de battre : l’inconnu portait l’uniforme de capitaine de vaisseau. Il avait le visage sévère, comme s’il avait attendu trop longtemps.

— Lord Godschale m’envoie, milady. J’ai jugé la chose trop importante pour prendre rendez-vous.

Belinda avança de quelques pas en direction du grand escalier, puis revint en arrière.

— Si vous en jugez ainsi, commandant.

Il s’éclaircit la gorge.

— Je suis dans l’obligation de vous informer, madame, que je suis porteur d’une bien triste nouvelle. Le Pluvier Doré à bord duquel votre mari avait pris passage pour se rendre au Cap est porté disparu.

— Mon Dieu ! fit Lady Lucinda d’une voix étouffée. J’espère qu’il est sain et sauf ?

L’officier hocha négativement la tête.

— J’ai le regret de vous dire que le navire est perdu corps et biens.

Belinda s’approcha de l’escalier et s’effondra sur les marches.

— Lord Godschale vous présente ses condoléances les plus sincères, ainsi que celles de tous les marins de la Flotte.

Belinda ne voyait presque plus rien à travers les larmes qui lui embuaient les yeux. Elle essayait d’y croire, d’imaginer ce qui avait pu se passer. Mais non, au lieu de cela, elle ne pensait qu’à ces deux marins qu’elle venait de chasser. Un penny, madame. Un petit penny, hein ?

Son amie cria à la servante :

— Allez chercher le médecin pour votre maîtresse !

Belinda se releva avec une lenteur extrême.

— Non, pas de médecin.

Et elle comprit soudain. Cela lui causa un choc insupportable.

— Lady Somervell se trouvait-elle avec lui, commandant ?

L’officier se mordit la lèvre.

— Je pense que oui, milady.

Elle revoyait Catherine dans la maison de Herrick. Il faisait si sombre, ses yeux étaient pleins de mépris.

Même dans ce cas, il ne vous reviendrait pas.

Au bout du compte, ils étaient restés ensemble.

 

Par le fond
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